Il ne fait pas bon être l’ami des
Américains au Moyen-Orient. Le gouvernement américain le sait comme d’ailleurs
tous les acteurs politiques du monde arabe, au premier rang desquels, les amis
des Américains eux-mêmes… Le jeu consiste donc à brouiller les pistes et à nous
faire perdre la mémoire de l’histoire autant que les enseignements des faits.
Depuis soixante ans les Américains ont soutenu l’Armée égyptienne et les
régimes dictatoriaux successifs (Nasser, malgré des relations très difficiles,
puis Sadate et Moubarak) car ceux-ci défendaient leurs intérêts
géostratégiques, la sécurité régionale et bien sûr protégeaient Israël. Rien
n’a changé sur ce front : le coup d’Etat militaire du 30 juin dernier est
une opération dans laquelle l’Administration américaine est directement
impliquée. Elle fut préparée en amont avec la collaboration du commandement
armé et des civils, à l’instar de Mohammed al-Baradei. Ce dernier est avancé
masqué depuis le début des événements alors qu’il est un des pions stratégiques
des Américains quant à l’évolution des choses en Egypte. Je rappelai dans mon
ouvrage, Islam et le Réveil Arabe (2011) les propos des responsables américains
à son sujet et son implication avec les jeunes du Mouvement du 6 avril, en 2008
et 2009 déjà (1). Le jour même du coup d’Etat, les Américains refusent de
l’appeler ainsi pour se donner les moyens de soutenir leurs alliés militaires
et le nouveau pouvoir. Le Secrétaire d’Etat John Kerry ne fera que confirmer ce
que tous les analystes sérieux savent quand il affirmera plus tard que les
militaires, le 30 juin, « ont rétabli le processus
démocratique » : l’Administration américaine est du côté des
militaires. Les alliés américains de la région réagissent immédiatement :
des millions de dollars affluent de l’Arabie Saoudite, des Emirats Arabes, du
Koweït.
Le jeu consiste donc à brouiller
les pistes. Il s’agit d’entretenir une propagande, à l’intérieur, affirmant que
les Américains interfèrent en soutenant les Frères Musulmans. Les responsables
politiques (Président par intérim, Premier Ministre et bien sûr al-Baradei)
jouent leur partition à merveille : ils seraient « déçus » du
manque d’implication des Américains à leur côté. Le Général al-Sissi va même
étonnamment – dans leWashington Post et non dans un journal égyptien -
reprocher au gouvernement américain de les avoir lâchés (2). Habile stratégie
de communication qui a effectivement réussi à leurrer une partie du peuple
égyptien. L’Armée et le gouvernement civil de transition seraient donc les
patriotes courageux et indépendants, alors que les Frères Musulmans seraient
soutenus pars les agents américains et l’étranger. Les autorités américaines
savent la puissance populaire de cette propagande et font ce qu’il faut de
gestes symboliques pour l’entretenir. Un bien gros mensonge.
On nous a menti sur les faits et
les chiffres : 30 millions d’Egyptiens seraient descendus dans les rues et
16 millions auraient signé une pétition contre le gouvernement. D’où viennent
donc ces chiffres et qui sont répétés comme un dogme dans les médias. En
comparant des images du pèlerinage à la Mecque avec celles produites le 30 juin
(par les militaires égyptiens eux-mêmes qui ont envoyé les vidéos aux agences
de presse à travers le monde : Google a confirmé depuis n’avoir pas
transmis d’images), des experts parlent d’estimations qui seraient de l’ordre
de 4 à 5 millions. Le chiffre de 30 millions est risible de même que celui des
16 millions de la pétition : quand on connaît l’actuel état social de
l’Egypte. Nouvelle propagande, nouveaux mensonges. Il est évident que beaucoup
d’Egyptiens étaient mécontents de la situation (et les coupures d’électricité
et les rationnements réguliers d’essence et de gaz, avant le 30 juin, et qui
ont cessé après, ont joué en ce sens) mais l’ampleur du mouvement a été grossie
à dessein. Le peuple égyptien, presque unanime, aurait exprimé son soutien à
son libérateur, le Général as-Sissi, grand démocrate devant l’Eternel et qui
n’aurait aucune relation avec les Américains (alors que l’International Herald
Tribune (3) nous révélait, il y a peu ses relations de confiance avec les
Etats-Unis et… Israël )
Dans le miroir déformant de cette
propagande mensongère, il faut présenter les manifestants d’aujourd’hui comme
uniquement des soutiens à Morsi, membres des Frères Musulmans. Or le peuple
égyptien n’est pas constitué uniquement d’imbéciles qui seraient soit
démocrates avec les militaires, soit islamistes avec les Frères Musulmans. Ce
mensonge, relayé jusqu’à la nausée par les agences de presse égyptiennes et
occidentales, a pour but de minimiser la teneur idéologique des manifestations
d’opposition au Coup d’Etat. Dans les rues de toutes les grandes villes
d’Egypte, celles et ceux qui descendent dans la rue ne sont pas tous des Frères
Musulmans. Il y a là des femmes et des hommes, des laïques comme des
islamistes, des coptes comme des musulmans, des jeunes comme des vieux qui
refusent la manipulation et le retour à l’ère des militaires sous des
apparences démocratiques. De nombreux jeunes ont été et demeurent critique
vis-à-vis de Morsi, des Frères Musulmans et de leur politique, mais ils ne sont
pas naïfs quant à l’évolution de la situation et aux manipulations. Il faut
dire que cette mobilisation semble bien être le grain de sable inattendu dans
la machine stratégique de l’Armée égyptienne, du gouvernement intérimaire et de
l’allié américain. Une vraie mobilisation de citoyens non violents contre le
coup d’Etat militaire « démocratiquement » effectué au nom de ce même
peuple : c’est effectivement gênant.
Il faut donc ajouter un autre
mensonge et affirmer que non seulement ceux qui sont dans la rue ne sont que
des Frères Musulmans, mais que ce sont en sus de potentiels extrémistes qui
sont alliés aux « terroristes de Hamas » (cette propagande fonctionne
à merveille en Occident) et qu’ils n’hésiteront pas à user de violence le cas
échéant. Le Ministre des Affaires étrangères, Nabil Fahmy, a même publiquement
menti en affirmant qu’Amnesty International avait mentionné que les
manifestants étaient armés ou cachaient des armes. Amnesty International a
immédiatement réagi en publiant un communiqué démentant ces propos (4). Le
pouvoir égyptien veut diaboliser les manifestants non violents et après le
massacre du 8 juillet (où les forces de l’ordre ont tiré sur des manifestants
désarmés en invoquant la légitime défense), il faut préparer les esprits par
une nouvelle campagne médiatique : si le gouvernement veut déloger les
manifestants – comme il l’affirme – il faut que ceux-ci soient présentés comme
dangereux, violents et « terroristes ». Les medias occidentaux jouent
malheureusement le jeu de la propagande du pouvoir égyptien (militaires et
civils confondus). Tout peut arriver dans les prochains jours. On peut même
imaginer des actions violentes ici et là par des groupuscules
« extrémistes » ou « terroristes » non identifiés (les
services de renseignements égyptiens sont passés maîtres dans l’art de
concocter des « clashes » ou « attentats » très utiles, et
parfaitement synchronisés) qui justifieraient une action massive de la police
et des militaires. Un autre mensonge :
l’armée n’aura fait que se
défendre…
Il faut faire la critique des
islamistes, je n’ai de cesse de le répéter mais la situation en Egypte et au
Moyen-Orient est grave et tout peut basculer. Tout se passe comme si le grand
mouvement de démocratisation annoncé par George W. Bush en 2003 était en fait
une vaste entreprise de déstabilisation régionale à l’image de la
« libération de l’Irak ». Des systèmes et des régimes politiques fragilisés,
des ressources pétrolières et minières sécurisées et l’Etat d’Israël, dans le
silence et la mise en scène d’un énième dialogue pour la paix, continuant sa
lente stratégie de colonisation définitive. L’Irak, la Syrie, l’Egypte, la
Libye, la Tunisie et le Yémen (et même le Soudan) sont dans la tourmente, les
Etats du Golfe restent fragiles et sous contrôle. Triste bilan. On avait espéré
que Barack Obama serait le président du renouveau, de l’ouverture et il n’en
fut rien. Quel pitoyable bilan somme toute. Comme le relevait Noam Chomsky,
Barack Obama a moins fait, quant à la résolution du conflit
israélo-palestinien, que tous ses prédécesseurs. Dans les faits, il n’a rien
fait. Il fut la belle image du président afro-américain sympathique, au verbe
lumineux mais à la politique sombre, aussi noire que celle de son prédécesseur.
Les mensonges continuent et les citoyens égyptiens devront se rappeler, comme
les Irakiens, les Syriens et les Palestiniens, que le gouvernement américain
dit vrai quand il affirme qu’il n’aime rien autant que la démocratie.
Face à ce mensonge, les
manifestations non-violentes de masse unissant femmes et les hommes, les
laïques et les islamistes, les coptes, comme les musulmans, les agnostiques et
les athées, sont la réelle expression du réveil égyptien. Rester dignes, sans armes,
refuser les mensonges, la propagande et la manipulation, et prendre son destin
en main.
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(1) "Les relations
n’ont pas toujours été au beau fixe entre les États-Unis et El Baradei.
Celui-ci a vertement critiqué, la qualifiant de « farce », la
timidité des positions américaines réclamant, dans un premier temps, des
réformes de l’intérieur du régime . Il reste qu’une analyse plus approfondie
montre une relation d’une autre teneur. Les relations entre Barack Obama et Mohamed
El Baradei sont excellentes et ce dernier n’a eu de cesse de louer et de
soutenir le successeur de George W. Bush. Préparant la succession de Moubarak,
l’administration Obama comprend qu’elle pourrait tirer un parti positif des
relations détestables et notoirement houleuses qu’El Baradei entretenait avec
l’administration Bush et les États-Unis dans le passé. « Ironiquement,
affirme Philip D. Zelikow, ancien conseiller au Département d’État, le fait que
El Baradei ait croisé le fer avec l’administration Bush sur l’Irak et l’Iran
est en train d’aider ce dernier en Égypte et, plaise à Dieu, nous ne devons
rien faire qui puisse donner l’impression que nous l’aimons. » Même
analyse dans le magazine Foreign Affairs, une année avant les soulèvements. Relevant
qu’il est négatif, pour tout acteur politique en quête de crédibilité auprès
des citoyens égyptiens, d’être perçu comme ami des Américains ou soutenu par
eux, l’auteur de l’article, Steven A. Cook, ajoute : « Si El Baradei
a de fait une chance raisonnable de promouvoir des réformes politiques en
Égypte, alors les décideurs politiques serviraient au mieux sa cause en
décidant de ne pas trop intervenir. Assez paradoxalement, la relation froide
que El Baradei a entretenue avec les États-Unis en tant que chef de l’Agence
internationale de l’énergie atomique (AIEA) fait désormais progresser les
intérêts américains. »" : L’islam et le Réveil arabe, 2011,
p. 52
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